Journalisme d'investigation et guerre de Corée: quand la vérité n'avait aucune importance
Izzy Stone et la guerre de Corée, Par Tim Beal, Gregory Elich & Joshua Cohen - Traduction
Nous traduisons aujourd’hui deux articles publiés suite à la réédition en 2022 d’un livre d’Isador Feinstein Stone sur la guerre de Corée, The Hidden History of the Korean War (non traduit en français). Stone était un journaliste d’investigation américain indépendant - par ailleurs engagé à gauche - qui publiait sa propre revue, IF Stone’s Weekly et est considéré comme l’un des journalistes les plus influents de l’après guerre.
Le livre de Stone est paru en 1952 et fut à l’époque complètement ignoré et boycotté par la presse américaine, ne recevant ni réponse ni réfutation, dans un contexte où la guerre de Corée était occultée médiatiquement. La déclassification des archives américaines, soviétiques et chinoises 40 ans après l’écriture du livre a confirmé une grande partie des découvertes de Stone. C’est grâce à Paul Sweezy et Leo Hubermann, tout deux co-fondateurs de la Monthly Review, qu’a pu paraître le livre (le premier que la Monthly Review ait publié), Stone n’ayant trouvé aucune maison d’édition désireuse de publier son travail.
Le premier article que nous traduisons, Introduction to the New Edition of ‘The Hidden History of the Korean War’ (Monthly Review), a été écrit le 01 Mai 2023 par Tim Beal et Greogry Elich et le second (traduit partiellement), The Korean War’s Hidden History (Counterpunch+), a été écrit par Joshua Cohen le 21 Mai 2023.
Nous trouvons ces articles intéressants en regard du contexte actuel. Il nous paraît en effet crucial de prendre parfois le temps de revenir sur des événements, qui peuvent être considérés dans l’imaginaire collectif comme des ‘chapitres clos’ de l’histoire, pour comprendre ce qu’ils peuvent nous apprendre du présent. Il est frappant de constater que la guerre de Corée, dont la mémoire demeure relativement effacée dans les sociétés occidentales (si tant est qu’elle y ait un jour été vivante), a pourtant joué un rôle déterminant dans la formation de la politique étrangère américaine contemporaine. Cette guerre semble avoir servi de terrain d’essai pour certaines ‘pratiques’ militaires (d’une inhumanité sans nom), ouvrant la voie à celles qui suivront en Asie et ailleurs au cours de la décennie suivante, mais aussi dans les pratiques de gestion de la communication officielle. Ces articles nous montrent l’inscription dans le temps long de logiques qui prennent aujourd’hui des formes renouvelées, épousant les caractéristiques de notre époque.
À l’heure où la géopolitique revient frénétiquement au coeur de l’attention médiatique et politique, ces textes mettent en évidence l’importance fondamentale du travail d’enquête et du journalisme d’investigation. Au delà de la surenchère médiatique actuelle à courte focale, qui polarise toujours plus l’attention - comme les déclarations très remarquées de Trump ou en France de Retailleau, qui savent jouer avec une redoutable ingéniosité de l’appétit médiatique et populaire pour les phrases chocs et scandaleuses - c’est l’ensemble du champ politique qui semble être aspiré par la force irrésistible de ces montagnes russes de l’info-buzz à la petite minute. Et comment ne pas l’être, quand le buzz semble en retour, au moins partiellement, déterminer une partie de l’action politique, et quand on pourrait parfois avoir l’impression que depuis ces petites phrases se décide la vie de milliers, voire millions de personnes?
À une époque où les sphères de la communication, des médias et de la politique sont pleinement intégrées, les techniques de communication se sont complexifiées et modernisées. Ce processus historique a progressivement participé à brouiller la frontière entre information et manipulation1, entravant l’accès à une compréhension éclairée de la réalité par le grand public. Cette confusion a dans le même temps nourri une (saine) méfiance de la part de la population, rendant le rapport de la multitude à l’information de plus en plus passionné. Cette collusion entre intérêts dominants et médias - qui fait dire à Lordon que la profession de journaliste a bien souvent pour fonction celle de ‘forces de l’ordre symbolique’ - n’a rien de nouveau, mais elle se manifeste selon les époques sous des formes et des intensités différentes. Le résultat est qu’aujourd’hui, du moins sur de nombreux plateaux tv et sur les réseaux sociaux, les paroles informées qui viendraient remettre en question l’ordre symbolique des croyances ‘mainstream’ sont souvent rejetés avec véhémence, devenues intolérables (et indésirables).
Malheureusement, et de ce même mouvement, les pratiques journalistiques qui s’inscrivent sur le temps long sont aujourd’hui de plus en plus marginalisées, leur travail suscitant souvent peu d’intérêt car n’étant pas forcément inscrits dans une pratique ‘réactionnelle’ de l’information. L’indépendance du travail des journalistes est structurellement menacée2, alors que la profession (dans son ensemble) est déconsidérée par de larges pans de la société. Il est nécessaire de s’interroger sur la manière dont ce désintérêt, voire ce rejet - y compris à gauche - du travail d’information, qui s’inscrit hors des moments vécus par la société comme ‘chauds’ de l’actualité, a été politiquement et socialement façonné à travers l’histoire récente et plus ancienne.

‘Every government is run by liars and nothing they say should be believed’ disait JF Stone: cette phrase est de nos jours une évidence pour tout le monde, mais c’est bien grâce au travail minutieux de journalistes comme lui que cette conscience a pu se répandre dans toute la société.
L’intensité de l’actualité contemporaine et de ses médiations nous pousse souvent à rechercher des réponses rapides et tranchées qui nous permettent de prendre position rapidement, plutôt qu’à nous engager dans un processus long et exigeant de compréhension et de remise en perspective des faits; de remise en cause et d’actualisation de nos conceptions. Or, tenter de comprendre un événement, c’est aussi composer avec l’incertitude: accepter, au moins temporairement, de ne pas pouvoir nécessairement savoir, apprendre à résister (du moins pour cette tâche) à l’intensité et à la pression de l’actualité immédiate. Et accepter la complexité de la coexistence de plusieurs réalités et logiques simultanément à l’oeuvre.
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Avant de passer à la traduction de l’article, nous souhaitons également rappeler rapidement le contexte dans lequel la guerre de Corée s’est déclenchée:
L’URSS a pénétré la Corée le 15 août 1945 (jour du discours de capitulation de l’empereur japonais Hirohito), quelques jours après que les soviétiques avaient déclaré la guerre au Japon et commencé l’offensive de la Mandchourie (et quelques jours après les bombardements de Hiroshima et Nagasaki). L’objectif était de démobiliser les forces impériales japonaises du pays alors colonisé, conjointement avec les États-Unis.
Lors de la conférence de Yalta, quelques mois plus tôt en Février 1945, Roosevelt avait proposé que soit mis en place une ‘tutelle’ pour diriger le pays, prise en charge par les US, et les soviets. Staline a accepté la tutelle, l’espérant courte et les deux hommes ont convenu que les troupes ne devraient pas être stationnées en Corée. Le 15 août 1945 (jour de l’arrivée de l’URSS en Corée), le général MacArthur concrétise par ordre général une décision prise 5 jours plus tôt, exclusivement au sein du département de la Guerre américain, de diviser la Corée au niveau du 38e parallèle entre le Nord et le Sud, soviétiques et américains. L’URSS a accepté et respecté la décision en silence, sans commentaire ni accord écrit. Les troupes américaines n’ont pu, malgré leurs efforts, débarquer en Corée qu’à partir du 08 septembre.3
Les troupes soviétiques se sont retirées du Nord en 1948, les troupes américaines du Sud en 1949, après que les élections démocratiques appelées par l’ONU aient eu lieu, en mai 1948, dans chacun des deux territoires.
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Même si nous sommes ici habituellement peu enclins à la rationalisation du vivant (et de sa destruction), nous aimerions rappeler en introduction l’ampleur de la destruction humaine qu’a été la Guerre de Corée, car elle est peu connue. C’est pourtant l’un des conflits les plus meurtriers de la Guerre Froide.
Les estimations du nombre total de morts varient, mais se situent généralement entre 2 et 3 millions, dont une majorité de civils. Les estimations les plus basses donne la moitié de victimes comme civiles, des fourchettes suggérant même que cette proportion pourrait atteindre 70%, soit bien plus que lors de la Seconde Guerre mondiale (42%) ou de la guerre du Vietnam (30 - 46%). Certains chiffres font état d’environ 990 968 victimes civiles sud-coréennes et 1,55 million de victimes nord-coréennes. Une commission d’enquête a établi que les massacres qu’elle a étudiés ont été commis à 82% par les Sud-Coréens (ce pourcentage et cette étude ne prennent pas en compte les agissements américains).
La quasi-totalité des grandes villes de la Corée ont été détruites, la Corée du Nord ayant été la plus dévastée. Les États-Unis ont mené environ 7 000 frappes aériennes et largué plus de 635 000 tonnes de bombes, dont plus de 32 000 tonnes de napalm, un chiffre supérieur à l’ensemble des bombes larguées pendant la guerre du Pacifique. Cette stratégie de terre brûlée n’a épargné ni les hôpitaux, ni les barrages - dont la destruction a mis en danger des millions de Nord-Coréens par risque de famine -, ni les usines, les écoles ou les bâtiments gouvernementaux. La destruction était telle que la vie à dû, pour continuer, se réorganiser sous terre.
L’ONU a effectué plus d’un million de sorties aériennes et d’appuis au combat durant la guerre. Du côté américain, près de 1,8 million de soldats ont servi pendant la guerre, 36 574 sont morts au combat et plus de 103 000 ont été blessés. Le coût financier de la guerre pour les États-Unis s’est élevé à 30 milliards de dollars.
Cette violence inconcevable est résumée par le général Curtis LeMay, chef du commandement aérien stratégique américain (SAC), qui a déclaré lors d’une interview : “Sur une période d’environ trois ans, nous avons tué, quoi, 20% de la population coréenne, comme victimes directes dues à la guerre ou indirectes dues à la famine et à l’exposition ? Sur une période de trois ans, cela semblait acceptable pour tout le monde.”4
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Introduction à la nouvelle édition de The hidden History of the Korean War
Qu'un ouvrage consacré à l'actualité contemporaine fasse l'objet d'une nouvelle édition 70 ans après la première est rare. L'ouvrage d'Izzy Stone, The Hidden History of the Korean War, conserve toute sa pertinence pour 3 raisons principales: il s'agit d'un tour de force du journalisme d'investigation; la guerre de Corée a été un événement marquant de l'histoire après 1945; et la combinaison des deux - la méthode d'enquête et ce qu'elle a révélé des machinations derrière le rideau officiel de l’obfuscation - peut être mise à profit à plus grande échelle afin de comprendre ce qui s'est passé depuis lors, ce qui se passe autour de nous aujourd'hui et ce qui se passera à l'avenir.5 Il existe une certaine constance dans les affaires humaines. La tromperie, la supercherie et la manipulation sont des caractéristiques du pouvoir, peut-être en particulier du pouvoir politique ‘démocratique’ moderne - quel pays ne prétend pas adhérer à la démocratie? En outre, le cadre international mis en place par la guerre de Corée, surnommé la ‘guerre froide’, est toujours d'actualité malgré des détours superficiels vers le rapprochement. En 1952, lorsque Hidden History a été publié pour la première fois, les États-Unis étaient en guerre ouverte avec la Corée du Nord et la Chine, et en guerre froide avec l'Union soviétique. En 2022, date de publication de cette édition, les États-Unis sont en guerre par procuration avec la Fédération de Russie, successeur de l'Union soviétique, et en guerre froide qui risque fort de se transformer en guerre chaude, avec la Corée du Nord et la Chine. Aux sein des États-Unis, le président en difficulté lutte pour rester à flot dans une tourmente que son administration a largement contribué à créer, et le climat politique est de plus en plus intolérant à l'égard de la dissidence, rappelant le maccarthysme.6 Stone trouverait la situation en 2022 tristement et déprimante familière.
Percer le voile du mensonge et de la tromperie: le journalisme d'investigation de Stone
Video (2023): John Bellamy Foster, rédacteur en chef de Monthly Review, raconte la résistance qu’a rencontré la publication du travail d'I.F. Stone et pourquoi son travail est toujours pertinent pour comprendre le contexte actuel.
Des décennies après sa publication initiale, Hidden History reste plus pertinent que jamais dans sa méthode d’analyse de la politique étrangère des États-Unis et dans les modes de production de la guerre et la dissémination de l’histoire cachée sous les narratifs officiels. Stone croyait qu’il pouvait seulement convaincre son audience domestique si il “utilisait des données qui ne pouvaient pas être contestées par ceux qui acceptent le point de vue officiel du gouvernement américain". Ainsi, Stone a limité ses sources aux documents officiels des US et de l’ONU, ainsi qu’aux journaux américains et britanniques. Il est intéressant de noter dans ce contexte la quantité d’informations révélatrices que Stone a découvert à travers une analyse précautionneuse couplée à état d’esprit investigateur. Il a adopté une approche consistant à comparer des sources mainstream et noter les divergences, les omissions, les accents, et les cadrages pour révéler la réalité complexe derrière les obfuscations officielles. La méthode analytique de Stone reste un modèle de référence intemporel pour analyser et interpréter les sources officielles.
L’éclatement d’une guerre totale sur la péninsule coréenne a présenté une opportunité pour faire avancer les intérêts géopolitiques des US et ceux de ses principaux clients asiatiques. Dans l’imaginaire populaire, le début de la guerre est généralement envisagé en les termes simples d’une attaque surprise de la Corée du Nord à laquelle personne n’était préparé. Toutefois, en examinant de près diverses sources, Stone montre les ambiguïtés qui brouillent cette représentation. Plus particulièrement, il trouve des preuves considérables qui suggèrent que les responsables américaines et sud-coréens avaient probablement connaissance à l’avance d’une offensive des forces nord-coréennes, qu’ils ont choisi de ne pas tenter d’empêcher. Le président sud-coréen Syngman Rhee venait de subir une défaite dramatique lors des élections de l'Assemblée, et son avenir politique semblait incertain. Il n’avait pas non plus entièrement confiance dans le soutien des États-Unis. Du côté américain, le général Douglas MacArthur et de nombreux autres à Washington étaient impatients de lancer une croisade anticommuniste mondiale, quel qu'en soit le coût en vies humaines, et une guerre en Corée promettait le potentiel d'un conflit élargi. Chiang Kai-shek à Taïwan rêvait également d'une guerre plus large, dans laquelle il espérait que ses forces reprendraient le continent chinois. Il existe des indices, que Stone évoque de manière intrigante, mais choisit délibérément de ne pas approfondir, que la guerre a été précipitée par Syngman Rhee, très probablement en collusion avec Chiang Kai-shek, ou avec son accord préalable. Les premiers rapports, plus tard submergés par la propagande officielle, disaient que ‘Les Sud-Coréens ont attaqué la Corée du Nord’7. Il y eut ensuite l'étrange affaire du marché du soja. Avant la guerre, des parents et des associés de Chiang Kai-shek avaient acheté des contrats à terme sur le soja, qui ont rapporté des profits conséquents après le déclenchement de la guerre. Le sénateur Joseph McCarthy s'était également lancé avec succès dans le commerce du soja.8
Le conflit coréen a également renforcé la politique ‘get tough’ (devenir ferme) du président Harry Truman pour exacerber les tensions de la Guerre froide. Il a fourni un prétexte pour quadrupler le budget militaire des États-Unis, cimenté la présence de bases américaines dans tout l'Asie-Pacifique, et mis les États-Unis sur une voie sans retour vers une économie et une politique étrangère militarisées qui persistent encore aujourd'hui.

Stone situe le rôle des États-Unis dans la guerre de Corée dans le contexte de la Guerre froide mondiale, sans lequel il ne peut être pleinement compris. Un thème central est la tension entre la politique d'endiguement hostile de l'administration Truman de ‘boycott politique et blocus économique’ des pays socialistes et les conservateurs anticommunistes à Washington prônant une action plus agressive. L'espoir de ces derniers de voir advenir une guerre mondiale contre le communisme était alimenté par le désir de MacArthur de diriger les États-Unis vers une guerre à grande échelle contre la Chine et l'Union soviétique. Stone détaille les machinations de MacArthur de manière édifiante et troublante. Il s'agit d'une critique mémorable d'une icône américaine.
MacArthur et Truman étaient d'accord, cependant, pour contrarier chaque opportunité de mettre fin à la guerre rapidement. Chacun avait sa motivation pour maintenir le conflit: MacArthur avec son espoir d'enflammer la guerre en une conflagration internationale, et Truman changeant la base de l'économie américaine en un keynésianisme militaire pour s'assurer qu'il n'y aurait pas de retour en arrière dans la politique étrangère fermement anticommuniste.
Il est courant pour les journalistes américains de se concentrer sur l'impact de la guerre sur les civils seulement lorsque cela convient aux objectifs géopolitiques du pays.9 Les civils dans les guerres américaines sont typiquement rendus invisibles dans les reportages médiatiques. La guerre de Corée n'a pas été différente à cet égard, mais Stone était déterminé à exposer la réalité brutale que le langage terne des rapports officiels était destiné à obscurcir ou à effacer. Sur ce sujet, il écrit avec une compassion évidente. Une telle empathie peut sembler surprenante en contraste avec l'absence presque totale de tels sentiments dans le journalisme américain depuis la fin de la guerre du Vietnam.
Dans un exemple, Stone examine les communiqués de l’US Air Force émis après la campagne de bombardements de Septembre 1950, qui se plaignaient d’une raréfaction des cibles car il ne restait plus grand chose à détruire. “Ces communiqués devraient être lus par quiconque souhaiterait se faire une idée compète de l’histoire de la Guerre de Corée”, suggère Stone. “Ils sont littéralement horrifiants”.10 Il cite un document qui reporte de larges feux dans des villages que les jets ont attaqués avec des roquettes, du napalm, et des mitrailleuses. “Pourquoi [ces attaques] n’a pas été explicité” observe avec acidité Stone, ajoutant “Une complète indifférence aux non-combattants se reflétait dans la manière dont les villages ont reçu un ‘traitement de saturation’ au napalm pour déloger quelques soldats”. Un autre résumé opérationnel décrit une attaque contre plusieurs villages comme ayant obtenu d’excellents résultats grâce aux bombes, aux roquettes et au napalm. Stone laisse ces mots résonner un moment avec son commentaire acide, formulé pour encourager une pause réflective: “Les résultats ont été… ‘excellents’”. 11
Stone a trouvé quelques rapports de l’US Air France profondément déroutants sur un autre niveau, où au lieu de l’habituelle indifférence à l’égard de la vie humaine, il a trouvé exprimée de la joie dans la mort et la destruction. “Il y a des passages à propos de ces raids sur des villages qui reflétaient, non la pitié que l’humanité est censée ressentir, mais plutôt une sorte imbécillité morale insouciante, complètement dépourvue d’imagination - comme si les pilotes jouaient au bowling dans une allée, avec pour quilles les villages.” Parmi les exemples fournis par Stone, il y a celui d’un capitaine qui menait un groupe d’attaque aérienne: “Vous pouvez dire adieu (kiss goodbye) à ce groupe de villages.”12
À l’époque, tout comme aujourd’hui, les journalistes agissaient généralement comme sténographes, répétant mécaniquement le discours officiel et faisant preuve d’un manque de curiosité remarquable face à la réalité complexe du terrain. Fréquemment, en miroir de notre époque, les médias agissaient comme cheerleaders pour la guerre ou l’escalade de la violence. Les moments d’accalmie dans les combats inquiétaient le Général MacArthur, qui voulait maintenir la pression sur Washington pour élargir la guerre. En juxtaposant les rapports hyperboliques de MacArthur à la situation sur le terrain, Stone expose la duplicité du général avec des détails accablants. Les communications de MacArthur étaient souvent fantaisistes, mais il savait que son image avait du poids dans son pays et qu’il pouvait compter sur les médias pour diffuser le message qu’il voulait faire passer. Au regard de cette attente, il était rarement déçu. Les médias américains avaient tendance à ignorer les évaluations plus lucides que les officiels fournissaient, et se précipitaient pour faire des titres alarmistes des déclarations de MacArthur. Quelle que soit la situation militaire, ce avec quoi les médias ont nourri le public américain était un régime constant des fabrications de MacArthur.
Une fois que MacArthur a été retiré de sa position, les US sont néanmoins restés méfiants à l’égard de la paix. Après que la guerre soit entrée dans une impasse, la seule raison pour Washington de continuer les combats et de se retirer des négociations était de marquer des points politiques. Citant quelques officiels américains pour illustrer leur inconfort à l’égard de la perspective de la paix, Stone conclut: “Les pourparlers de paix étaient considérés par ces dirigeants comme une sorte de complot diabolique contre le réarmement.”13 Les médias, sans surprise, se sont mis au pas pour soutenir ce narratif, et Stone cite des éditoriaux belliqueux du Washington Post et du New York Times.
L'analyse de Stone sur les négociations de paix est un chef-d'oeuvre de journalisme d'investigation. Il révèle la réalité laide de la manière dont les États-Unis ont intentionnellement maintenu la guerre bien au-delà du point où l'un ou l'autre camp pouvait faire des gains significatifs sur le terrain. En effet, lorsque le livre a été initialement publié le 1er septembre 1952, il aura fallu près d'une année supplémentaire avant qu'un armistice soit conclu. Le principal point de discorde était le refus des États-Unis, en collusion avec Syngman Rhee et Chiang Kai-shek pour qui la question était d'une importance cruciale, de rapatrier les prisonniers de guerre dans leurs pays d'origine, conformément à la Convention de Genève. Au lieu de cela, les États-Unis étaient déterminés à essayer de marquer des points de propagande politique concernant la “légitimité” chinoise et nord-coréenne. Les prisonniers détenus par les États-Unis et la Corée du Sud ont été soumis à d'énormes pressions pour rejeter un retour dans leurs pays d'origine, conférant ainsi une légitimité fallacieuse aux régimes en faillite de Syngman Rhee et de Chiang Kai-shek14. Les tergiversations prolongées sur cette question ont assuré que les combats se poursuivraient au-delà de toute rationalité purement militaire.

Comme Stone le documente soigneusement, chaque fois qu'il semblait qu'un accord pouvait bientôt être conclu, les États-Unis agissaient pour saper les pourparlers. Le report de la fin des hostilités a été obtenu de diverses manières. L'un des nombreux exemples que Stone offre s'est produit en août 1951, lorsque le général nord-coréen Nam II a cédé aux demandes américaines d'ajuster la ligne de trêve du 38è parallèle à la ligne de bataille actuelle. Cette concession a produit une atmosphère plus chaleureuse lors des pourparlers, et un accord semblait être proche. À ce moment-là, l'armée américaine a lancé un barrage d'artillerie lourde. Les négociations se déroulaient à Kaesong, qui était convenu par toutes les parties pour être une zone neutre sans combat pour la durée des pourparlers. Des guérilleros sud-coréens sont entrés dans la zone neutre de Kaesong et ont attaqué une patrouille de police nord-coréenne. D'autres incidents ont suivi, dont un avion de guerre américain mitraillant une jeepnord-coréenne en route pour les pourparlers et un bombardement sur Kaesong. Il serait difficile de concevoir un ensemble de provocations plus susceptibles de faire échouer les négociations, et celles-ci ont produit l'effet désiré, les Nord-Coréens ayant rompu les pourparlers. Les médias américains ont fidèlement attribué la responsabilité de l'arrêt brutal à l'intransigeance nord-coréenne et à la ‘ruse rouge’. Ici et ailleurs, Stone expose habilement comment les responsables civils et militaires américains, avec la complicité des médias, ont transféré la responsabilité de leurs actions à l'autre camp. C'est un tableau impitoyable de la malhonnêteté officielle.
Avec son souci du détail révélateur, Stone ne perd jamais de vue la situation dans son ensemble. La guerre de Corée a mis les États-Unis sur la voie du militarisme et de la guerre sans fin. Les derniers mots de Stone dans cet ouvrage méritent d'être répétés:
La tendance dominante dans la pensée politique, économique et militaire américaine était la peur de la paix. Le général Van Fleet a résumé la situation en s'adressant à une délégation philippine en visite en janvier 1952: “La Corée a été une bénédiction. Il fallait qu'il y ait une Corée, ici ou ailleurs dans le monde.” Cette confession naïve recèle la clé de l'histoire cachée de la guerre de Corée.15
Le Rôle Pivot de la Guerre de Corée
La guerre de Corée est probablement le conflit le plus conséquent depuis la Seconde Guerre mondiale. Moins connue que la guerre du Vietnam - allant même jusqu'à être surnommée la ‘Guerre Oubliée’ - ses répercussions furent immenses. Elle a donné corps au squelette de la guerre froide naissante et a laissé derrière elle à la fois la Corée et la Chine en tant que nations divisées, semant les graines de conflits continus. Elle a fait passer “le business de l'Amérique” du commerce à la guerre, et a ancré l'économie de guerre permanente au cœur de la société américaine.
Stone était proche de l'action, écrivant alors que les événements se déroulaient, donc bien que ses jugements fussent perspicaces, ils étaient nécessairement limités. Avec le recul, il est possible de situer la guerre, et la politique intérieure américaine qui l'a façonnée, dans le développement historique de l'impérialisme américain. Il y avait des étapes importantes, parfois cruciales, dans ce processus. La création de l'expression “Siècle Américain” par Henry Luce en février 1941 a aidé à établir l'appétit idéologique pour la domination mondiale qui est encore en débats aujourd'hui.16 La manoeuvre de Franklin D. Roosevelt pour faire entrer une Amérique réticente dans le cours de la Seconde Guerre mondiale fut une première étape cruciale, mais c'est Truman qui transforma ce qui aurait pu être une participation temporaire en un engagement permanent pour la domination. La décision d'utiliser des armes nucléaires contre un Japon vaincu fut un signal envoyé à l'Union soviétique, et au monde, de la prééminence militaire stratégique de l'Amérique. La création de l'OTAN en 1949 a donné aux États-Unis une alliance militaire ouest-européenne contre l'Union soviétique, et la guerre de Corée est devenue l'autre bras de la tenaille en Asie de l'Est, liant la Corée du Sud, le Japon et Taïwan dans une alliance dirigée par les États-Unis contre la Chine et l'Union soviétique.
De plus, cette guerre commode a également uni quinze autres nations contre le Péril Rouge / Jaune - les aspects racistes et politiques étant quelque peu entrelacés. Bien que certains de ces pays, comme la Turquie, se soient distanciés des États-Unis et soient peu susceptibles d'être entraînés dans une autre guerre contre la Chine ou la Corée du Nord, d'autres comme l'Australie et la lointaine Grande-Bretagne ont montré un enthousiasme remarquable, bien qu’incensé, pour un deuxième round. De plus, comme Stone le raconte habilement, les États-Unis ont pu, par un tour de passe-passe, se draper dans le drapeau de l’ONU et faire en sorte que leur force expéditionnaire, sur laquelle les Nations Unies n'ont aucun contrôle, soit appelée ‘Commandement des Nations Unies’, une situation qui persiste encore aujourd'hui.17
70 ans plus tard, l'objectif principal de la stratégie américaine est d'intégrer encore davantage ces deux bras de la tenaille, de sorte que l'alliance de l'Ouest du Pacifique - principalement le Japon, la Corée du Sud, Taïwan et l'Australie - puisse être déployée de manière transparente contre la Russie, et que l'OTAN puisse s’opposer à la Chine.18
Le contrepoint à l'approfondissement du rôle de l'impérialisme américain en Asie de l'Est était le mouvement anticolonial. La résistance au colonialisme européen en Asie a, bien sûr, des racines profondes, mais l’arrivée du colonialisme japonais vers la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle a fait de la lutte anticoloniale le thème dominant de la région, notamment en Corée. En général, les États-Unis ont rejeté les attributs du colonialisme traditionnel - leur drapeau flottait sur des bases américaines plutôt que sur des palais de gouverneurs - mais en essence, la tendance dominante était de supplanter le colonialisme européen et japonais et de le remplacer par la domination américaine. Cependant, puisque les États-Unis ne pouvaient pas admettre, surtout à eux-mêmes, qu'ils étaient une puissance impériale, l'anticolonialisme devait être reconfiguré comme de l'expansionnisme ennemi. Parfois, cela était exprimé en termes nationaux - expansionnisme soviétique ou chinois - à d'autres moments politiquement, comme l'expansionnisme communiste. Ce dernier était, comme certains l'ont reconnu à l'époque, plus correctement vu comme un aspect du mouvement anticolonial; une grande partie de l'attaque contre les ‘Old China Hands’ du département d'État sous le maccarthysme tournait autour de cette question.19 Quant à l'expansionnisme soviétique / chinois, il est approprié de rappeler la boutade attribuée à Lord Ismay, le soldat britannique qui fut le premier Secrétaire général de l'OTAN, selon laquelle l'organisation était conçue ‘pour empêcher les Russes de rentrer (les tenir à l’écart), les Américains de sortir, et les Allemands de se relever’20. Les Américains sont toujours là — plus de 100 000 en milieu d'année 202221. Mais qu'en est-il des Russes et des Allemands? Comment Stone aurait-il disséqué cela?
L'Actualité Permanente de l'Histoire Cachée de la Guerre de Corée, Ses Méthodes et Ses Perspectives
Stone lisait les mots avec soin, comparant les textes, remarquant les contradictions, confrontant toujours la rhétorique à la réalité. Ainsi, lorsque MacArthur affirmait qu'il était repoussé par des forces chinoises écrasantes - “hordes”, avec ses connotations racistes, était le terme favori - Stone vérifiait ces affirmations avec les rapports militaires américains. Ceux-ci indiquaient que les forces chinoises n'étaient pas nombreuses et que, contrairement aux déclarations selon lesquelles les les américains menaient une action vaillante d’arrière-garde contre un ennemi supérieur en nombre, les Américains perdaient fréquemment le contact avec l'ennemi. Il conclut, à juste titre, que MacArthur construisait un prétexte pour étendre la guerre à la Chine, ce qui à son tour aurait bien pu déclencher une intervention soviétique, provoquant la Troisième Guerre mondiale, avec MacArthur comme héros du moment. MacArthur affirmait que cette escalade était le seul moyen d'arrêter l'agression chinoise. En réalité, l'agression était une chimère. La Chine agissait avec prudence et retenue pour protéger sa frontière et était désireuse de négociations de paix. Comme Stone l'a dit avec ironie:
Peu de gens ont pris le temps de réfléchir à ce qui se passait réellement en Corée. Le fait est que les communistes chinois n’avaient une nouvelle fois pas réussi à mener une ‘agression’ à l'échelle que certains redoutaient et d'autres espéraient.22
Si nous prenons du recul et essayons de voir ‘ce qui se passait réellement’, cela avait du sens. Pour les Coréens, du Nord et du Sud, la réunification de leur pays, divisé sans leur permission par les États-Unis en 1945, était une cause pour laquelle il valait la peine de se battre. Les objectifs de la Chine étaient nécessairement différents et plus limités. Une péninsule unifiée sous un régime allié amical serait souhaitable, mais une sous un État client des États-Unis serait dangereusement intolérable, donc un compromis était nécessaire. Kim Il Sung, et ses successeurs, semblaient avoir accepté que si l'armée américaine était déterminée à rester en Corée, sa supériorité technologique énorme et ses ressources comparativement inépuisables (y compris les ‘hordes’ de troupes issues de sa grande population) ne pouvaient être délogées. Cela signifiait un armistice à court terme et une dissuasion à long terme. Syngman Rhee voulait que les Américains continuent à se battre, a boycotté les négociations d'armistice et a tenté, par la question des prisonniers de guerre (qui n'en était qu'à ses débuts lorsque l'Histoire Cachée a été écrite), de faire échouer les pourparlers. Ses successeurs ont adopté une position différente sur les relations avec le Nord (et la Chine et la Russie), mais au moment de la publication de cette édition, l'actuel dirigeant, Yoon Suk-yeol, pourrait bien devenir un Syngman Rhee des temps modernes.
Pour l'administration Truman, tout revenait à Joseph Staline et à l'Union soviétique. La doctrine Truman était fondée sur “l'endiguement de l'expansion soviétique”, dont la guerre de Corée était un test clé. Cela était en partie une question de projection psychologique, où l'opposant était accusé de ce que les États-Unis faisaient. Les décennies d'après-guerre ont vu une énorme expansion du pouvoir politique et militaire américain. La doctrine Truman servait également à réduire les complexités de la période, et en particulier le mouvement anticolonial, à un simple récit moral binaire, dans lequel les US étaient comme la ‘cité sur la colline’, guidant l'humanité vers un avenir meilleur. Mais dans ce cadre manichéen, Truman voulait garder la Corée comme une ‘guerre limitée’ et éviter un affrontement avec l'Union soviétique.
Si cela semble familier, c'est parce que les luttes de ces époques ont depuis été continuellement répliquées. Il y a eu d'énormes changements dans le monde, bien sûr, depuis la première édition il y a soixante-dix ans, mais si Stone revenait, il reconnaîtrait le schéma. Les États-Unis sont en guerre - froide, par procuration, au bord de la guerre chaude - avec la Russie, la Chine, la Corée du Nord, et bien d'autres pays. La planète est jonchée des victimes des guerres de l'Amérique pendant la période intermédiaire, le Vietnam, l'Irak, l'Afghanistan, la Libye pour n'en citer que quelques-unes. MacArthur a disparu, mais son esprit s’est transformé en complexe militaro-industriel. Ce mastodonte ne comprend pas seulement “l'immense appareil militaire et la grande industrie d'armement” du discours d'adieu de Dwight D. Eisenhower, mais aussi le grand nombre de personnes en Amérique et à l'étranger qui bénéficient de la guerre ou de la promesse de celle-ci.23 Cela inclut une grande partie du Congrès, les think tanks et les médias, et s'étend aux individus tels que les professeurs d'université sous contrat avec la défense - tous faisant partie de la militarisation de la société américaine et de sa reconfiguration en tant qu'État sécuritaire national.24
Discours d’Einsenhower avec sous-titres français
Un composant crucial, mais souvent négligé, de ce concept plus large du complexe militaro-industriel est l'OTAN - le bras européen complétant l'alliance du Pacifique occidental s'étendant de la Corée du Sud jusqu'à l'Australasie produite par la guerre de Corée, encerclant les ennemis de l'Amérique impériale. L'OTAN a été établie prétendument pour défendre l'Europe occidentale contre ‘l'expansionnisme soviétique’, mais lorsque l'Union soviétique s'est effondrée, elle s'est promptement réinventée, y compris en allant ‘à l'étranger, à la recherche de monstres à détruire’, attaquant la Yougoslavie, l'Afghanistan et la Libye. Crucialement, malgré les promesses, elle s'est étendue vers l'est, menaçant la Fédération de Russie et précipitant la guerre en Ukraine25. Lorsque Lord Ismay a catégoriquement rejeté une proposition de l'Union soviétique en 1954 pour qu'elle rejoigne l'OTAN, il a révélé que “tenir les Russes à l'écart” avait un sens plus profond que de résister à une prétendue agression.26 Près d'un demi-siècle plus tard, après l'effondrement de l'Union soviétique, il a été question que la Russie rejoigne l'OTAN. Le président Vladimir Poutine a dit “Pourquoi pas?” et la secrétaire d'État Madeleine Albright a dit : “Il n’est pas question de cela pour le moment.”27 Une alliance militaire sans ennemi pourrait bien s’étioler, donc lorsqu'il y a eu une probabilité que la paix éclate - un commentaire acerbe que Stone devait utiliser fréquemment - il y a toujours une intervention pour exorciser ce danger. L'esprit de MacArthur est toujours vivant.
Les guerres et quasi-guerres de des US sont motivées par un mélange de calcul géopolitique, de politique intérieure et de soif de profit personnel et commercial. Il y a une tension omniprésente entre le désir et la peur: le désir de contrôler le monde - faire preuve de leadership est un euphémisme courant - et la peur des conséquences de la guerre. La lutte entre MacArthur et Truman l'exemplifiait, mais elle se manifeste constamment aujourd'hui. La campagne contre la Russie en Ukraine devrait-elle être limitée à une guerre par procuration? Une guerre limitée sur Taïwan peut-elle arrêter l'ascension de la Chine? Elbridge Colby, un stratège de guerre dans l'administration Trump et auteur de The Strategy of Denial (La stratégie du déni), pense apparemment que oui.28 Il soutient que les alliés des États-Unis peuvent être liés par une peur construite de la Chine à fournir un soutien actif, que la Chine peut être manipulée pour “tirer la première balle”, et que la guerre qui en résulterait serait limitée au Pacifique occidental, où les États tampons - le Japon, la Corée du Sud, l'Australie et Taïwan - supporteraient les coûts en vies humaines et en dommages. La Chine subirait un échec cuisant qui mettrait fin à sa contestation de l'hégémonie américaine29. D'autres soutiennent que c'est une dangereuse erreur: en raison de sa supériorité militaire locale, la Chine est susceptible de gagner un tel conflit, ce qui pousserait les États-Unis à l’escalade. Une guerre limitée est fantaisiste.30
Ainsi, les questions que Stone a travaillé à décrypter il y a soixante-dix ans sont toujours avec nous, toujours actuelles. Beaucoup de choses ont changé entre-temps, parfois de manière substantielle - l'Union soviétique réduite à la Fédération de Russie et la montée en puissance de la Chine - et parfois de manière superficielle. Décrypter (decipher) est le mot clé, car aujourd'hui Stone reconnaîtrait facilement le voile de tromperie utilisé pour masquer les actions des États et des puissants. Peu de choses sont ce qu'elles semblent, ou telles qu'elles sont présentées. Les gouvernements mentent à l'ennemi, mais surtout à leur propre peuple. Internet et les médias sociaux ont transformé l'environnement de l'information de manière profonde, mais le défi fondamental qui consiste à percer le voile de tromperie perdure. La tentative pionnière de Stone de déterrer l'histoire cachée de la guerre de Corée est à la fois un guide pour le décryptage et une source d'inspiration.
‘La vérité n'avait aucune importance’ (The Hidden History of the Korean War)
Critique rédigée par Joshua Cohen pour Counterpunch+
[…]
Lorsque l'on pense à la manière dont la guerre de Corée a commencé du point de vue américain, le mot ‘surprise’ pourrait venir à l'esprit. Stone aborde cela promptement au début du Chapitre 1, simplement intitulé ‘Was It A Surprise?’. Il souligne que le Livre Blanc publié par le département d'État américain catégorisait la guerre de Corée comme une ‘attaque surprise’. Le terme et le concept d'une ‘attaque surprise’ est un trope qui résonne tout au long du récit officiel des origines de la guerre. Le coeur du livre de Stone est une longue réponse aux sceptiques exigeants qui pourraient penser […] que la guerre était planifiée et manipulée.
Stone commente cette impulsion endémique à la manipulation par l’évocation de l'administration du président Harry Truman et sa relation avec les Nations Unies. Stone révèle la tentative réussie des États-Unis de se creuser un fossé d'immunité politique pour eux-mêmes, pour le général Douglas MacArthur et acolytes, tout en soumettant les Nations Unies aux effets des caprices de l'Amérique.
L'ONU a effectivement été ‘bousculée’, comme l'a caractérisé Stone, par Truman et son administration. Cela a donné à MacArthur de bien des manières le genre de pouvoir unilatéral qu’il est difficile d’obtenir et qu’il est encore plus dangereux de posséder. Le livre est écrit, comme on peut s'y attendre, avec une clarté admirable, soulignant qu'un objectif majeur pour les pouvoirs en place en 1950 était ‘‘de rendre les forces des ‘Nations Unies’ soumises à MacArthur sans rendre MacArthur soumis aux Nations Unies. Cela est arrivé le 7 juillet dans une résolution introduite conjointement par la Grande-Bretagne et la France. On suppose communément que cela a établi un Commandement des Nations Unies. En réalité, il n'en a rien été de tel. Cela a mis en place un "commandement unifié" qui était autorisé à utiliser le drapeau des Nations Unies mais qui n'était en aucun cas soumis aux ordres des Nations Unies”. C'est un point que Stone était si désespéré de marteler qu'il a intitulé une section entière du livre ‘The UN Get A Commander It Can’t Command’.
Stone explique que le propre chef du renseignement de MacArthur, le major général Charles Willoughby, a révélé que le général était malhonnête avec l'ONU dès son “tout premier rapport”. Dans le livre, il est noté que dans le rapport de MacArthur à l'ONU le 25 juillet 1950, il a affirmé avec assurance que “le caractère et la disposition de l'armée de la République de Corée indiquaient qu'elle ne s'attendait pas à cette attaque soudaine”. Cependant, le général Willoughby a contredit cette affirmation 18 mois plus tard lorsqu'il a parlé de la “prétendue ‘surprise’ de l'invasion nord-coréenne” et révélé que “Toute l'armée sud-coréenne avait été alertée depuis des semaines et était en position le long du 38e parallèle”. Pour porter une réflexion sur les rapports de MacArthur, il suffit d’examiner le langage utilisé. MacArthur a fait un usage habile de formulations astucieuses pour présenter une image de la situation à l'ONU qui lui était invariablement bénéfique, à lui et son agenda. La vérité n’avait aucune importance, la vérité était inconséquente.
S'ajoutant à la longue liste des malhonnêtetés de MacArthur qui imprégnaient ses communications, il y avait la question de l'Armée Rouge. Le paragraphe d'ouverture du général dans l'un de ses rapports faisait une référence marquée à des “preuves que les forces Communistes Chinoises avaient fourni de personnel militaire formé”.
Stone poursuit en rapportant que “Le général MacArthur a donné un résumé des rapports de renseignement sur ces vétérans formés par les Chinois. Il a parlé d'une ‘accélération’ de ce mouvement de retour en Corée du Nord ‘au début de l'année 1950, et jusqu’à la mi-février 1950’ “. Mais il n'a fait aucune allégation spécifique postérieure à février [NDT: la guerre débutant le 25 juin] et il n'est pas allé au-delà de l'accusation générale selon laquelle “l'Armée communiste chinoise a renvoyé beaucoup de ces troupes nord-coréennes en Corée du Nord au cours de l'année passée”. Le point significatif à noter est que, lorsque MacArthur est entré dans les détails, il n'a pas accusé la Chine communiste d'avoir envoyé ses vétérans coréens rejoindre les forces nord-coréennes après le début de la guerre.
Les ‘preuves’ présentées pourraient faire rougir un vendeur de voitures d'occasion. Telle était la malveillance et la soif de guerre qui imprégnaient toutes les interactions de MacArthur avec l'ONU.
Les événements eux-mêmes se déroulent à un moment charnière de l'histoire américaine, au plus fort de l'ère McCarthy, alors que le sentiment anticommuniste atteint son paroxysme et que la Guerre Froide vient d'éclater. Le général MacArthur se lance dans une frénésie digne d'un piranha à l'idée de mener une croisade mondiale contre le communisme “quel qu'en soit le coût en vies humaines”.
Le président Truman, pour sa part, semblait avoir quelque peu hérité de son rôle dans cet affaire plutôt que de l’avoir créé. Plus tard dans le livre, Stone admet que le 33e président des États-Unis “avait toujours semblé être un homme bon - bien que de manière exaspérante inadéquat face aux terribles responsabilités qui lui furent imposées par la mort de Roosevelt”. Cela est certes vrai, cependant, Truman était anxieux de marquer de son empreinte sa politique de “fermeté” (get tough) et sa philosophie de ‘l'endiguement’. En effet, alors que MacArthur avait l'espoir fervent et strident de se lancer dans une “guerre à grande échelle avec la Chine et l'Union soviétique”, Truman tentait de “faire basculer la base de l'économie américaine vers un keynésianisme militaire pour s'assurer qu'il n'y aurait pas de retour en arrière d'une politique étrangère fermement anticommuniste”. Le chapitre 15 décrit en termes cinglants que l'éclosion du sentiment anticommuniste, bien sûr connue sous le nom de Red Scare, est devenue un outil bénéfique à Truman lui permettant l’obtention facile de diverses dépenses au Congrès. Stone écrit que “ceux qui ne seraient pas émus par la pitié ou l'obligation morale d'alléger les souffrances à l'étranger pourraient être poussés à approuver l’augmentation des dépenses par la peur du communisme.” Des intérêts domestiques puissants, prêts à lutter contre l’augmentation des dépenses à des fins sociales, pourraient être amenés à accepter facilement le "keynésianisme" s'il prenait la forme profitable d'un boom de l'armement. Pour Truman, "endiguer" [...] semblait le seul moyen d'endiguer les Républicains”.
Stone continue ensuite à corriger l’écart moral entre ces deux figures centrales. Il écrit que, tandis que Truman ne voulait ni la guerre ni tout à fait la paix, MacArthur aspirait audacieusement et clairement à la guerre au nom de l'anticommunisme. Le livre proclame que “l'indécision a fait de Truman, au mieux, un supérieur indécis, au pire, un collaborateur passif du MacArthurisme. Une fermeté absolue était requise s'il devait y avoir la moindre chance de "contenir" un commandant militaire dynamique, colossal dans sa confiance en soi, méprisant les demi-mesures, et déterminé à forcer un affrontement. Laisser MacArthur en commandement était une mauvaise chose. Être incertain de vouloir vraiment que la guerre se termine était pire”. La relation tripartite que Stone examine concernant Truman, MacArthur et les Nations Unies, ainsi que les ramifications de ces relations, attirera les lecteurs comme des limailles de fer obéissent à l'aimant.
En réalité, la guerre de Corée n'a jamais officiellement pris fin et c'est un armistice conclu en juillet 1953 qui a finalement mis un terme aux hostilités, pour reprendre une expression courante. Le bilan sanglant de cette aventure s'élève à plus de 2 millions de victimes. [précisions plus bas]
Pour des raisons évidentes, il ne s'agit là que d'un aperçu superficiel de l'éclairage que Stone offre à ses lecteurs, d'abord en 1952, alors que les blessures de la guerre, physiques et métaphoriques, étaient encore fraîches, puis à nouveau 70 ans plus tard. Même depuis l'au-delà, le grand I.F. Stone met en lumière l'histoire cachée d'une guerre qui ne semble jamais être mentionnée dans le même souffle que, par exemple, celle du Vietnam, et qui est certainement évoquée avec beaucoup moins d'indignation réflexive. Espérons que ce véritable travail d'investigation journalistique incitera les esprits indignés à se mobiliser en faveur de la guerre de Corée. Il faut, comme l'était certainement I.F. Stone, être capable de considérer son propre gouvernement comme potentiellement hostile et peu disposé à dire la vérité ou ‘économe’ en vérité. Il faut garder savoir faire perdurer son scepticisme à toute épreuve.
Alors, ne vous contentez pas de l'anesthésie temporaire de la nostalgie...
Chanson satirique de Bob Dylan sur le McCarthyisme, Talkin’ John Birch Paranoid Blues. Paroles complètes avec traduction en français ici.
“Now we all agree with Hitler’s views
Although he killed six million Jews
It don’t matter too much that he was a Fascist
At least you can’t say he was a Communist!
That’s to say like if you got a cold you take a shot of malaria
[…]
Now Eisenhower, he’s a Russian spy
Lincoln, Jefferson and that Roosevelt guy
To my knowledge there’s just one man
That’s really a true American: George Lincoln Rockwell
I know for a fact he hates Commies because he picketed the movie Exodus”
Bien évidemment, nous ne nions pas que les faits ne sont jamais ni énoncés ni compris objectivement, mais toujours déjà idéalisés / instrumentalisés, mais nous mettons ici l’accent sur une manipulation volontaire et ayant pour but de servir et couvrir les intérêts des classes dominantes.
Lire notamment Frédéric Lordon Paniques anticomplotistes https://blog.mondediplo.net/paniques-anticomplotistes & Daniel Zamora Le vrai sens des « fake news » https://www.monde-diplomatique.fr/2025/07/ZAMORA/68561 & Benoît Bréville La puissance de l’ombre https://www.monde-diplomatique.fr/mav/158/BREVILLE/58515#nh3
Pour une analyse de pourquoi internet et les réseaux sociaux n’ont pas ‘sauvé’ le journalisme, mais aggravé sa déliquescence dans le contexte du capitalisme monopolistique, lire Robert W. McChesney, Digital Disconnect, Chapitre 7: Journalism is dead! long live journalism? Pour un apperçu du livre, lire The Internet and Monopoly Capitalism.
Source: Bruce Cumings, The Korean War: A History; chapitre ‘38 Degrees of Separation: A Forgotten Occupation.
Isidor Feinstein Stone se faisait appeler ‘Izzy’, et c'est ainsi que ses amis le connaissaient. Cependant, en 1937, alors que l'antisémitisme ouvert n'était pas encore passé de mode, il publiait sous le pseudonyme anodin de I. F. Stone. C'est ainsi qu'il apparaît sur la couverture de ce livre, et c'est ainsi que le monde le connaît. Mais ici, nous estimons qu'il est approprié de revenir à Izzy.
Joe Lauria et Robert Scheer, ‘No Such Thing as Dissent in the Age of Big Tech’, Consortium News, 6 mai 2022.
I. F. Stone, The Hidden History of the Korean War (New York: Monthly Review Press, 2023), 11.
I. F. Stone,’New Light on the Korean Mystery: Was the War No Surprise to Chiang Kai-shek?’, annexe à Stone, Hidden History. Voir également la discussion de Bruce Cumings dans son introduction à Hidden History (New York : Little Brown & Co., 1988).
Stuart Rees, “The Human Catastrophe in Yemen: What a Contrast to Our Media Focus on Ukraine”, Pearls and Irritations, 14 juillet 2022, johnmenadue.com.
Hidden History, 272.
Hidden History, 274.
NDT: Yoon Suk-Yeol est le président Sud Cooréen aujourd’hui désituté qui a tenté le 03 décembre 2024 d’imposer la loi martiale, accusant l’opposition d’être à la botte de la Corée du Nord, afin de protéger le pays des “forces communistes nord-coréennes” et d’ “éliminer les éléments hostiles à l’Etat”. Lire En Corée du Sud, un coup d’État révélateur.
Hidden History, 274.
Hidden History, 296.
Nous suivons ici la convention, tout comme Stone, d'utiliser l'ordre occidental des noms pour Rhee et l'ordre asiatique pour Chiang. Stone utilise le nom portugais de l'île de Taïwan, Formosa, mais comme le nom chinois est standard, nous l'avons utilisé.
Hidden History, 362.
Henry R. Luce, “American Century,” Life, 17 février 1941, personal.umich.edu/~mlassite; Daniel Bessner, « Empire Burlesque: What Comes after the American Century? », Harper’s, juillet 2022.
Jang-hie Lee, “In Name Only: The United Nations Command and U.S. Unilateralism in Korea,” Korea Policy Institute, July 1, 2020.
Jack Detsch et Robbie Gramer, “Biden Enlists Asian Partners for Unprecedented Russia Sanctions Plans,” Foreign Policy (blog), 22 Février 2022; Axel de Vernou, “No Pivot: The U.S. Can’t Take on China Without Europe,” National Interest, 18 Juillet 2022.
John Kifner, “John Service, a Purged ‘China Hand,’ Dies at 89,” New York Times, 4 Février 1999.
Voir “Hastings Ismay, 1st Baron Ismay,” Wikipedia.
Christoph Bluth, “Ukraine: US Deploys More Troops in Eastern Europe—Here’s How It Compares with the Cold War,” The Conversation, 1er Juillet 2022.
Hidden History, 233.
Dwight D. Eisenhower, “Farewell Address to the Nation,” National Archives, Washington, D.C., 17 Janvier 1961
Marcus G. Raskin, “Democracy versus the National Security State”, Law and Contemporary Problems 40, n° 3 (été 1976): 189-220; William Hartung et Mandy Smithberger, “How the National Security State Has Come to Dominate a ‘Civilian’ Government”, Common Dreams, 28 janvier 2021
John J. Mearsheimer, “Why the Ukraine Crisis Is the West’s Fault: The Liberal Delusions That Provoked Putin,” Foreign Affairs 93, no. 5 (2014): 77–84, 85–89; Jack F. Matlock Jr., “Ukraine Crisis Should Have Been Avoided,” Consortium News, 17 Février 2022.
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Elbridge Colby, The Strategy of Denial: American Defense in an Age of Great Power Conflict (New Haven: Yale University Press, 2021).
Laurence H. Shoup, “Giving War a Chance,” Monthly Review 74, no. 1 (Mai 2022): 18–34; Clyde Prestowitz, “As the U.S. and China Continue to Posture, the Key Will Be Taiwan,” Washington Post, 29 Octobre 2021.
Graham Allison et Jonah Glick-Unterman, “The Great Military Rivalry: China vs the U.S.,” Belfer Center for Science and International Affairs, Harvard Kennedy School, 16 Décembre 2021.